lundi 12 septembre 2016

Semaines réintégrées - Semaine 43 – La collègue robotisée ou la sociabilité et le travail – Le travail (partie 2)

Crédit photo: pixabay.com

Durant près de deux décennies, chaque matin de la semaine, je débutais invariablement ma journée de boulot en décalage avec mes collègues. À peine insérée dans les opaques murs de l’entreprise, j’emménageais déjà dans un hermétique univers parallèle quelque part, à l’intérieur de mon crâne. En naviguant dans les corridors familiers, je regardais mes collègues, droit dans les yeux, tout en demeurant totalement muette. S’ils me saluaient spontanément en premier, je leur rendais un salut mécanique en retour, agrémenté des mêmes paroles que celles qu’ils venaient tout juste de prononcer. Si aucune parole ne s’évadaient de leur orifice buccal, s’ils me regardaient de côté en attente sans doute d’un premier signe amical de ma part, c’était peine perdue. Aucune syllabe. Aucun mot. Même pas un grognement tribal. Chacun continuait son chemin silencieusement. Moi, je continuais à me demander pourquoi ils n’avaient rien dit en me voyant. Eux, demeuraient dans le malaise et l’inconfort d’avoir croisé cette collègue bizarre qui les dévisage avec un air bête. Je n’esquissais jamais non plus ce petit fléchissement de tête, symbole universellement approuvé de la reconnaissance de la présence acceptée de l’autre. Jamais. Ce n’était pas méchant de ma part. C’est comme manger avec des baguettes, c’est dans notre culture ou pas du tout.

J’étais la bête curieuse du bureau d’à côté. Celle qui fait cliqueter prestement son clavier et qui répond aux questions techniques d’une manière robotisée. Pas de bonjour. Pas de « Comment ça va? ». Ou de plus ouvert : « Et ton weekend, tu avais un souper au resto samedi soir, il me semble? ». Rien de rien. Du bla-bla social, du small talk; j’ignorais les méthodes et les usages. La notice d’assemblage des pièces du casse-tête social n’était pas incluse dans la boîte qu’on m’avait remise à ma naissance.

Par contre, me lancer un poli « Comment ça va? » pouvait devenir un sport périlleux pour l’interlocuteur non-averti, qui s’y aventurait sans filet. Car c’est lorsque ça n’allait pas bien que ma langue se déliait. Je n’avais pas mon pareil pour raconter tout : mes problèmes gastriques; ma fin de semaine du vendredi soir au dimanche soir, avec une panoplie des détails peu importants (l’épicerie, le mal de tête, les soucis existentiels...) Et je continuais. Tant que je n’avais pas terminé la totalité de ma transmission d’information. Et me faire couper en plein milieu du récit du samedi après-midi, c’était la catastrophe interne. J’avais encore d’autres éléments à transmettre pour que le chapitre soit clos. Je me sentais donc lésée. On voulait une réponse précise à cette damnée question ou pas? Faudrait savoir! Je devais ressembler à ces anciennes imprimantes à marguerite pour papier à perforation qui n’en finissaient plus de marteler son texte bruyamment, ligne par ligne, et dont on avait une hâte infinie qu’elle cesse son vacarme.

Je savais aider. Ça oui. Trouver les solutions avec les nouveaux logiciels, les documents corrompus par les traitements de texte aux bogues multiples inclus dans l’installation, les fonctions Word, Excel, PowerPoint, je les connaissais sur le bout de mes doigts. Mais jamais je ne demandais d’aide en retour, de conseils, d’avis. J’étais autosuffisante. Pour d’autres, j’étais tout simplement une femme suffisante (dans le sens péjoratif). Je ne savais pas que d’offrir à l’autre l’occasion de mettre son petit grain de poivre ou de partager ses trucs, c’est lui signifier qu’on lui fait confiance, que son avis compte, qu’on le trouve intelligent. Mes réponses, je les cherchais invariablement par moi-même, sans aide extérieure. D’ailleurs, demander l’aide d’un autre, c’était établir un contact social, chose que je préférais éviter. J’ignorais bien comment m’y prendre pour que ça ne ressemble ni à un plainte enfantine, ni à un ordre dictatorial.

Au boulot, je n’ai jamais su comment parler de ma vie personnelle. Parler de moi? Impossible. Je ne comprenais pas non plus pourquoi les autres avaient ce besoin criant de partager cela entre quatre yeux, devant la glougloutante machine à eau, et ce, quelques minutes après leur arrivée au bureau seulement. Même si, pendant mes weekends, j’avais fait du saut en parachute du haut de frétillantes falaises, j’avais joué de la musique endiablée dans des mariages ou couvrir tous mes murs en macramé, jamais je n’en aurais glissé un mot. Les gens devaient donc s’imaginer qu’en dehors du bureau, je devais vivre dans un petit placard bien étroit et que je me rangeais le vendredi soir, entre deux manteaux. Puis que je me connectais sur ma prise de recharge. Du vendredi fin de journée jusqu’au lundi matin sur mon chargeur... Idem les soirs de semaine...

Mes collègues ne savaient jamais de quoi me parler et ils cherchaient pourtant vaillamment. Même en me côtoyant tous les jours, j’étais cette étrangère froide qu’on ne savait pas comment prendre pour ne pas se geler le bout des phalanges. Des gens ont dû attraper des engelures à mon contact, j’en suis intimement convaincue. Un de mes collègues faisait toujours sa petite ronde inquisitrice dans mon bureau. Malaisante et malaisée. Il regardait mes cadres de New York et mes deux bibelots beiges de chats achetés en solde en quincaillerie grande surface. Son hamster intérieur devait pédaler vite pour créer une conversation intéressante avec un minimum de données. Il me demandait toujours deux choses, ineffaçablement, comme les mesures successives du Boléro de Ravel : « Retournes-tu à New York bientôt? » et « Comment vont tes chats? » Et surtout, ce retour continuel sur ces deux sujets de conversations légers, répétitifs et prévisibles au sujet desquels j’avais très peu de choses à ajouter au quotidien. Tant qu’à parler, moi, j’aime philosopher de long en large sur la société, la politique étrangère ou la nécessité de se faire vacciner contre la grippe. Avec des preuves scientifiques et des statistiques fiables à l’appui.

Mais aujourd’hui, je comprends bien son désarroi de ce pauvre homme. Il me trouvait tout de même sympathique, mais ne savait pas comment m’aborder et entretenir un minimum de lien approprié. Il était comme un chat dégriffé qui saute sur le dossier d’un fauteuil et manque son coup. Il essaie de remonter sur le dossier lisse et tapote frénétiquement à la même place tout en se sentant glisser vers le sol. En tout cas, mon collègue, ce n’est pas qu’il ne se donnait pas la peine d’essayer. Je lui dois une médaille : socialement, c’est moi qui le déstabilisais en lui dérobant toute chance de varier ses conversations. Moi, qui étais la personne qui boguait socialement, j’avais un don. Le don de déboussoler les autres et de rendre misanthropes les plus avenants.

J’ai donc passé des années dans diverses entreprises, clouée à ma chaise à roulettes, avec un air absent. Je me suis souvent liée à une ou deux personnes qui étaient plus imperméables à mon indestructible apparence d’indifférence. Je dis bien apparence, car je n’étais pas si indifférente que mon faciès de ciment l’indiquait. J’assistais peu aux pauses et aux dîners collectifs, trouvant ces lieux de rassemblement trop agressivement bruyants : parsemés de conversations croisées, de rires retentissants, de vaisselle aux détonations métalliques qui s’entrechoquent... tout cela me mettait dans des états d’anxiété incontrôlables. De toute manière, quand j’étais présente, je demeurais silencieuse ou je me mettais à couper la parole si jamais je me passionnais pour un échange qui tombait pile dans mes sujets de prédilection. Puis je ressombrais dans un flasque mutisme après m’être vivement animée comme un clown de boîte à surprise.

Le monde du travail jumelé à celui des autistes pourrait faire l’objet d’une encyclopédie en dix tomes. C’est le piège de la sociabilité quotidienne qui nous est imposée avec des individus non avertis de notre différence, naturellement grégaires pour la plupart. Des gens qui parlent un langage commun et simple pour eux, mais totalement difficile à saisir pour moi. Car pour arriver à converser adéquatement, il a fallu que je comprenne pourquoi le faire et comment. J’ai dû en venir à comprendre que c’est le liant des relations professionnelles et que c’est plus facile le matin si on brise la glace avec des lieux communs et des sujets accessibles à tous, d’ensuite enchaîner sur des dossiers lourds.

Au travail, les difficultés d’interactions paraissent en surbrillance, car on se retrouve encastré dans une microsociété, bien cloitrés avec toujours les mêmes personnes. Notre apparente impassibilité, nos silences lorsqu’une réponse réciproque est attendue, nos maladresses et les paroles qui sortent déformées deviennent très visibles et constituent des travers importants, des travers que l’on répète sans cesse devant les mêmes témoins surpris. L’incompréhension s’installe. La mauvaise interprétation de notre attitude aussi.

Il y a hélas beaucoup de pièges à ours et de trappes à souris. De mon côté, j’étais seule, fermée et je les trouvais imprévisibles. Dans leur camp, ils étaient très nombreux à être ouverts et à penser que c’était moi la personne imprévisible. Oh combien j’ai été identifiée comme froide et désintéressée! Mais d’être différente m’a menée à vivre des situations difficiles. Je me suis marginalisée involontairement face au groupe et j’ai connu l’exclusion et le harcèlement. J’étais souvent la « pas fine », alors, s’en prendre à moi était tout naturel et approuvable.

Ce que je dis peut paraître sombre. Mais ce n’est pas un message défaitiste. C’en est un d’une femme qui a vécu durant plusieurs décennies à tourner en rond, sans savoir où elle allait, et qui se retournait le pied sans arrêt sur la même fêlure de trottoir. Elle se frappait sur d’immobiles cadres de porte qui paraissaient l’attendre de pied ferme et lui sauter en plein visage. Ce message, c’est celui d’une femme qui ne savait pas. Mais qui maintenant en sait davantage.

Depuis environ deux ans, mon lieu de travail est devenu peu à peu mon labo d’expérimentation des codes sociaux que j’intègre. Il me permet de documenter les À faire et les À ne surtout pas faire, de les peaufiner, d’aplanir les angles droits tranchants. De plus en plus, j’apprends à doser, selon les contextes présentés, à appliquer le code social approprié avec de plus en plus d’instinct émotionnel. Ce n’est pas une utilisation aveugle, stérile ou insensible des mécanismes de la vie en société. C’est une intégration graduelle d’une culture et d’un mode de vie où je dois apprendre à patiner sans me tatouer mille ecchymoses à tomber sur la glace. À comprendre les autres, les respecter. Et aussi à me faire respecter dans ma différence.

De plus en plus, on entend parler des autistes à l’âge adulte. Plusieurs jeunes aussi entreront un jour sur le marché du travail. Ce sera donc à chacun de faire ses choix au niveau de la socialisation, une socialisation plus ou moins grande et sans doute variable au gré des jours et des semaines. Mais chacun devra apprendre à gérer selon ses besoins propres et non sous la pression extérieure continuelle. Mais bien évidemment, il faudra que la société leur laisse une place et une liberté d’être eux-mêmes sans exiger qu’ils soient des êtres totalement sociaux si ce n’est pas dans leur capacité. Si votre collègue ne vous dit pas systématiquement un beau bonjour le matin, ne s’informe pas de votre petite famille, de la grippe pestilentielle qui a cloué Michou au lit pendant quatre jours, s’il est distrait et semble ne pas se soucier de vous, ce n’est peut être pas parce qu’il est indifférent. Il est peut-être tout simplement différent. Ne le sommes-nous pas tous à des degrés divers?




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